Ulysse par Anna Chromy

© Ville de Menton

RETOUR À ITHAQUE

Ulysse, dernier héros du théâtre antique du sculpteur Anna Chromy, inspiré de son amour de la mythologie, a rejoint dans la lumière de la ville de Menton, face à cette Méditerranée d’où il a jailli, son Ithaque... Ulysse éternel voyageur accompagnait l’imaginaire d’Anna Chromy, peut-être même sans qu’elle en soit totalement consciente, depuis le jour où elle allait à cinq ans entreprendre le long chemin de l’exil, de la lutte, mais aussi le chemin de la connaissance. La source de son inspiration resterait cette Europe centrale, cette Bohème, terre de son enfance qu’elle porte en elle et la nourrit encore aujourd’hui.

Prague, Salzbourg, Vienne, Paris, Barbizon, Rome, Venise, aujourd’hui Pietrasanta, capitale mondiale de la sculpture... Anna Chromy, votre première « rencontre » avec la sculpture ?
Anna Chromy :
J’ai eu la chance de travailler à la Grande Chaumière où sont passés Modigliani, Picasso, Grommaire et tant d’autres ; j’étais au côté d’Yves Brayer et du professeur Jérome qui m’a beaucoup soutenue.

Mon premier amour était quand même la peinture, la sculpture c’est une chance offerte par mon professeur aux Beaux-Arts qui m’a dit très vite : Anna, tu as la troisième dimension dans ton esprit, tu dois te diriger vers la sculpture... Mais à l’époque j’étais très jeune, je ne voulais pas le savoir, et puis un jour j’y suis arrivée.

Mes influences sont diverses : la culture baroque de mes racines, puis la culture française, Paris qui demeure en moi, et la plus récente, la culture italienne qui m’attache à ce petit village de Pietrasanta, à la belle terre de Toscane habitée par le souvenir de Michel-Ange. Pour un artiste c’est très émouvant, on travaille avec son souffle. Michel-Ange, a qui j’ai emprunté une phrase qui tourne sans cesse dans ma tête : Mes sculptures ne me répondent pas... et je parle peu, la création est solitaire...

Dès le départ j’ai ressenti le désir d’explorer l’inconnu, de comprendre le sens de la vie donc de la mort. Dans mes dessins, mes peintures, mes sculptures ce thème me poursuit et m’inquiète...

Votre oeuvre est habitée par la musique et la mythologie, la musique c’est une évidence lorsqu’on vient de cette bohème hantée par Mozart...
AC : La musique et la sculpture sont indissociables à mes yeux. Ma première grande sculpture a été Don Giovanni. La danse, la musique sont des thèmes constants dans mon art. Sans musique, mes sculptures seraient des objets sans âme. La musique accompagne la création, c’est souvent Mozart, je choisis en fonction du personnage, instinctivement, naturellement, je sens la musique qui va "habiller" mon personnage.

Don Giovanni est symbolisé par le Commandeur, une Pietà, qui m’a ressuscitée d’une certaine souffrance, aujourd’hui pour les Italiens il est devenu le "manteau de la paix", un mythe encore récent, c’est aussi une fable. J’ai été prise brutalement d’un sentiment très fort, physique, comme une explosion intérieure, j’ai commencé à le sculpter sans dessin. Une armature, la terre et j’ai demandé qu’on me laisse seule.

Quelqu’un que je ne citerai pas mais qui se reconnaîtra m’a dit que votre Ulysse vous ressemble, sans doute pensait-il à une certaine errance, aux obstacles de l’exil... Vous sentez-vous, vous, proche de lui en ce sens ?
AC :Peut-être, mais c’est difficile de dire de soi une telle chose ! J’ai beaucoup de tendresse pour mon Ulysse, oui. Mes sculptures sont aussi mes enfants, ma vie c’est l’art je n’ai jamais pensé vivre autrement. Parler de moi, de cette jeunesse est douloureux, difficile, aujourd’hui ma vie est patinée à l’image de mes sculptures...

J’avais cinq ans quand la guerre a éclaté, j’étais encore en Bohème et je me souviens de ma dernière promenade à Prague avec ma mère. Je suis très émue en vous disant cela car lorsque je suis retournée récemment à Prague dévoiler une sculpture "La Fontaine des musiciens", je pensais que je ne connaissais pas Prague. J’ai de vagues images, comme la dernière promenade avec ma mère sur ce pont superbe avec ses sculptures d’époque, où je me suis retrouvée. Il paraît que chaque fois que nous y allions je parlais aux sculptures, et que ce jour-là, le jour de notre dernière promenade, j’ai demandé à maman :
Mais qui va leur parler maintenant ? Elles ne vont pas avoir froid ? Une sorte de boucle étrange.

Les symboles sont le fil conducteur de votre oeuvre, diriez-vous d’Ulysse qu’il est un héros romantique ?
AC : Tous les créateurs doivent s’inspirer des mythes, on ne peut pas les ignorer nous vivons encore aujourd’hui avec ces mythes. Un des plus féconds est précisément le mythe d’Ulysse, son histoire est un conte moraliste, une fable. La fonction du mythe avait déjà à l’époque une grande influence dans les églises. Aujourd’hui, les symboles, les mythes ont une influence dans l’éducation, la psychanalyse, la méditation. Le mythe d’Ulysse c’est le mythe de la liberté, de la lutte, une lutte différente de celle de Don Giovanni. Tous les deux ont défié la mort, le destin, mais Ulysse au contraire de Don Giovanni, une fois les obstacles surmontés, les a laissés derrière lui : il a raisonné, il a pris le chemin de la connaissance. Ulysse est un héros romantique dans ce sens qu’il a défié la mort, le destin, les dieux, mais qu’il a aussi accepté l’ordre moral, accepté de vivre avec, en revanche Don Giovanni, non !

Et puis, il y avait cette chère Pénélope qui attendait Ulysse ! Les passants qui observent votre Ulysse se posent une question qui revient régulièrement : pourquoi Ulysse porte-t-il un bandeau ?
AC : Ce foulard drapé est une clef. J’ai toujours essayé de jouer avec la précarité de la vie, j’ai toujours voulu regarder derrière le miroir. Ce tissu drapé on le retrouve chez tous mes personnages, c’est un petit morceau du manteau de Don Giovanni "l’invité de pierre" qui lui a de multiples significations. C’est à la fois une Pietà, un archevêque a même vu en lui une mère qui attend sans espoir son fils. Le foulard est un fil aussi, le fil de la vie, du destin, parfois il cache un visage qu’on peut à peine identifier. Dans le cas d’Ulysse, le foulard s’étire et s’enroule autour de la roue, il symbolise le mouvement par lequel le roi d’Ithaque va prendre le chemin de la connaissance.
L’eau, la musique, les notes, coulent comme la vie. Tout est symbole.

Dans le regard des gens qui s’arrêtent devant votre Ulysse, on voit naître un sentiment que j’appellerai le bonheur. N’est-ce pas la mission première de l’art ?
AC :Je pense que la beauté apaise et qu’elle doit à travers l’art sauver la vie. Trop de choses nous agressent. Comme tout le monde je regarde les journaux télévisés un artiste doit être ouvert au monde il ne peut ignorer la guerre, la violence, dans mon français à moi, je dis toujours que "j’ai mal au globe" ! Toute cette technologie dont l’homme est si fier est souvent, aussi, un instrument de guerre qui nous fait oublier que nous vivons avec des sentiments. L’art et la culture peuvent aider à sauver le monde. Une oeuvre d’art dans la rue, donc dans la vie, c’est important car elle fait un signe à
celui qui passe, et dans son silence parle de paix à celui qui s’arrête et pour un instant pense seulement à la beauté.

En somme, Ulysse a retrouvé son Ithaque !
AC : Exactement ! Je suis très heureuse que mon Ulysse malgré son équilibre fragile ait réussi à accoster à Menton, dans la lumière, face à cette Méditerranée son univers et le nôtre à tous, qu’il se soit posé sur une île de verdure dans un jardin de fleurs entre mer et montagne. Symbole toujours,
Ulysse a été inauguré par le Député- Maire et l’adjoint délégué à la Culture, sous une pluie battante, la pluie qui, dit-on, porte bonheur.

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